I
J’habite la maison d’un autre. La plupart du temps je n’y pense pas. Je me suis approprié les lieux pour y installer les miens : la femme que j’aime, son fils, et l’enfant que nous avons fait ensemble. J’habite la maison d’un autre. Rien d’original à cela : tous ceux qui achètent un bien existant sont dans ce cas. Les êtres passent comme le vent dans les feuilles, les pierres restent, les arbres demeurent. Les arbres et arbustes surtout qui sont comme des témoins d’autres vies. C’est ce que j’ai pensé en regardant le vieux rosier grimpant qui court sur le mur de la grange : un rosier qui a été planté par un autre homme, pour une autre femme, dans un autre temps. Le jardin est plein de témoins de la sorte : un lilas blanc tout au fond, une glycine le long du mur de la grange, un figuier énorme à côté du puits, quelques sapins Norman qui ont dû être de Noël autrefois, tout petits devant la cheminée, et qui maintenant assombrissent l’espace. Les couper ? J’y ai songé, bien sûr, depuis qu’Heike me l’a demandé mais un scrupule m’arrête : j’aurais l’impression de faire taire des témoins, des témoins de bonheurs passés, avec des cris d’enfants et le bruit des paquets qu’on déballe. J’habite la maison d’un autre. Mais ce n’est pas original, depuis la nuit des temps l’homme habite la maison d’un autre, et généralement il n’y pense pas. Il oublie que ces arbres, ces rivières, ces montagnes n’ont pas été mis là pour lui tout seul, et que d’autres, bien avant, les ont regardés et aimés… J’habite la maison d’un autre. La plupart du temps je n’y pense pas. J’ai en quelque sorte hérité de cette maison appartenant à un ami qui avait choisi de disparaître. Tous ceux qui achètent des vieilles demeures vivent dans les murs de gens disparus. La seule différence pour moi c’est que c’était un ami et qu’il avait choisi de partir. Mais qu’est-ce que cela change ?
Alors que je tiens la main du petit gars qu’Heike m’a fabriqué, me revient la chanson de Jean-Louis Aubert où il répète : « Juste un locataire… » Je cueille quelques roses jaunes qui ont été plantées jadis par un autre, témoins d’un autre amour. Mais le rôle des témoins n’est-il pas d’être portés de main en main ?
— Va donner ces fleurs à maman, Jan, tu veux bien ?
Il quitte soudain la route et prend en première un petit chemin escarpé. Le moteur de la camionnette se met à hurler. Tout en haut, il gare la voiture sous des mélèzes. Ainsi, personne ne pourra la voir d’en bas, et même si les gendarmes doivent sortir pour un sauvetage en montagne avec l’hélico, ils n’y verront que du feu. Il ouvre la porte arrière et saisit le fusil posé sur une couverture, à côté de la cage en fer. Un bon fusil, avec une lunette très performante. Une arme de tueur, d’assassin professionnel. Sa main s’enfonce dans la poche du treillis et en sort quelques balles très spéciales. Rien à dire, le type qui lui paie ce boulot fait bien les choses. Il referme soigneusement la porte en faisant le moins de bruit possible. Il sait que sa victime a une ouïe exceptionnelle. Des jours qu’il l’a repérée. Il a pisté le petit groupe qui rôde là-haut. Il s’est servi des renseignements collectés par ses collègues, comme d’habitude. Et il profite de son jour de congé pour passer à l’action. Il joue un jeu dangereux, pourvu que personne sur Barcelonnette ne soupçonne ce qu’il fait… Il jette un œil vers la montagne. Deux heures de montée à pied dans les sapins et les mélèzes et il débouchera sur une prairie parsemée de névés. C’est là qu’ils ont choisi de vivre pour le moment, autour du couple royal. La reine attend des petits. Elle a commencé à creuser une tanière où les autres viendront la ravitailler pendant des mois sous l’œil attentif du roi.
Il entame d’un bon pas la montée sur un chemin rocailleux. Dans la fraîcheur du matin, il peut voir sa respiration régulière, petits nuages blancs qu’il souffle devant lui et qui le traversent aussitôt. C’est bon, le vent est contre lui, ils ne le sentiront pas arriver. Le seul danger, pour lui, serait l’alerte donnée par les marmottes, leurs coups de sifflet perçants… Mais, pour le moment, dans la futaie, il ne risque rien : elles sont dans les alpages, à se gaver d’herbe pour reconstituer leurs réserves pour l’hiver. Il arrive bientôt en haut. Il y a de moins en moins d’arbres, de plus en plus de rochers. C’est derrière l’un d’eux qu’il choisit de se caler pour épauler le fusil et observer dans la lunette, à trois cents mètres en contrebas, le palais royal. Ils sont bien là… Deux serviteurs s’approchent humblement du trou pour apporter leur offrande à la reine. Les épaules basses, ils évitent de regarder le roi, qui assis fièrement, guette au loin les ennemis potentiels.
La victime potentielle du coup de fusil est à l’écart du groupe. Ostracisé, c’est le souffre-douleur qui leur permet à tous d’accepter leur condition servile et l’impossibilité pour eux, malgré leur jeunesse et leur fougue, d’avoir des ébats sexuels. C’est le mâle oméga qu’il va tirer. Le groupe s’en sortira sans lui. Ils le remplaceront vite par un autre bouc-émissaire, car il en faut un, dans cette société entièrement consacrée à la survie de la progéniture royale. Ce sont les consignes du patron : un mâle oméga, puis une femelle un autre jour, prélevée dans un autre groupe, pour reconstituer des couples royaux, des couples alpha et essaimer ailleurs. La reconquête du territoire a commencé. L’homme glisse la cartouche dans l’arme et referme sans un bruit la culasse. Il vise en retenant sa respiration. La cuisse arrière, pour le blesser le moins possible. Une pression sur la détente. Un bruit sec. Il voit la bande se figer sur place puis fuir sans un regard pour la victime couchée dans l’herbe. Seule la reine est restée au fond de la tanière. Les petits doivent être nés. Il ne s’approchera pas du trou, car elle les abandonne- rait sans hésiter. Il peut se relever et marcher vers sa proie. Aucun ne s’interposera. Ils ont trop peur de l’homme. Il pourrait même voler les petits sans danger tant est grande chez eux la peur de celui qui marche sur ses deux pattes. Il ne peut s’empêcher de songer à la bêtise de toutes ces histoires inventées autrefois pour justifier le massacre de l’espèce : le loup mangeur d’homme, tu parles. Un grand méchant couard, oui… Il s’approche du long corps gris étendu. Un oméga qui va devenir loup solitaire, puis peut-être même alpha d’une nouvelle meute, si tout va bien. Il se baisse, charge l’animal sur ses épaules et rejoint bien vite les sapins. Encore un transfert qui s’annonce bien. Le patron va être content. Il vient ce soir pour prendre livraison après sa conférence à Barcelonnette.
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