Extrait – Rouge Ivoire de Pierre-Oliver Lombarteix

Un crachin glacial s’abattait depuis des heures sur la grande Liakhov, rendant l’île plus spongieuse et plus boueuse qu’à l’ordinaire. Bien au chaud au fond de son duvet, Deirdre organisa sa journée dans sa tête. Tout d’abord le petit-déjeuner et ensuite une longue balade sur la grève et sur la péninsule. Passer voir Youri. Lui parler un peu. Après il serait temps d’aller déjeuner. L’après-midi elle irait peut-être rendre visite à Yermak et Tolik. Parler avec eux aussi. Écouter leurs histoires. Comprendre leur culture. Un intérêt professionnel mais aussi personnel. Elle aimait se retrancher dans leur tente. Dans la chaude pénombre, elle se sentait bien, à l’abri. Presque hors du temps. Car en dehors du meurtrier qui sévissait sur l’île, le temps était son second ennemi. Dans sa vie dublinoise, elle se plaignait souvent de n’avoir jamais une minute à elle. Elle vivait dans une ville effervescente, et participait elle aussi à cette hyperactivité. Parfois, elle avait envie de tout plaquer, de prendre le large et de se poser un moment. Aujourd’hui, comme détenue dans une prison à ciel ouvert, le temps était tout ce dont elle disposait. Errant parmi toutes ces heures sans relief, elle se noyait presque, attendant sa bouée orange et bleue. Et puis la situation n’avait rien de confortable, un tueur caché parmi eux, un ciel souvent gris et pluvieux, le jour continu. Sa nuit à elle c’était une pièce de bois qu’elle posait sur son hublot, les soirs, lorsqu’elle regagnait sa chambre. Elle aurait bien aimé une vraie nuit. Noire. Longue. Silencieuse. Au moins à chaque aurore, elle aurait eu l’impression de se rapprocher un peu plus du départ. De la libération. Au lieu de cela, le jour succédait au jour. Deirdre avait l’impression d’avoir entrepris un voyage immobile. Sous ses pieds, une immuable bande d’asphalte en mouvement. Mais elle ne bougeait pas, se contentant de regarder les paysages défiler immuablement. Elle perdait de sa force et de sa combativité, jour après jour. Ce matin-là, assise sur le rebord de son lit, elle avait l’impression que sa vie ressemblait à celle des mammouths qui jadis peuplaient cette île. Attirés dans la fange par la promesse d’herbes grasses et savoureuses, ils s’étaient eux-mêmes dirigés dans un piège mortel. Tout comme elle, ils avaient voulu quitter cette traîtresse tourbière. En vain. Les mammouths, sûrement conscients de leur fin toute proche, avaient lutté avec l’énergie du désespoir, scellant à chaque pas un peu plus leur destin. Ils avaient lutté jusqu’au bout de leur forces avant de s’allonger dans la tourbe et de mourir noyés ou épuisés. À cet instant précis, Deirdre était ensablée, tout comme les mastodontes, mais dans la fange du temps. Elle luttait elle aussi mais sentait bien qu’elle s’enfonçait peu à peu. Un bruit à côté d’elle la tira de ses pensées. De l’eau versée puis, quelques minutes plus tard une porte qui claque. Ivan était debout. Comme tous les matins, il sortait fumer une cigarette dès le réveil. Son premier geste. Pour calmer ses nerfs. Détendre un peu ce corps noueux qui le faisait tant souffrir en silence. Deirdre s’habilla en hâte et le rejoignit. Le dos et un pied appuyé contre le baraquement, une main dans la poche, Wolopianov tirait sur sa cigarette. Il semblait ne pas se soucier du crachin qui mouillait ses cheveux fins et son visage émacié.

— Bonjour, fit Deirdre.

Ivan posa son regard bleu délavé sur elle. Un regard qui lui tordit le ventre. Dans les yeux du mercenaire, fenêtres sur une âme vendue au diable depuis longtemps, se lisait l’indicible. La douleur contrite d’une vie entière passée sur la brèche, entre ordre et chaos. Une vie à côtoyer l’horreur et la mort. À l’administrer aussi. Des images atroces qui jaillissaient du fond de sa mémoire dès qu’il fermait les yeux. Wolopianov souffrait d’un cancer à l’âme avec des métastases partout dans le corps. Dans le cœur. Dans les yeux. Pour toute réponse, il tira une dernière bouffée de nicotine et expira lentement la fumée avant de jeter son moignon de cigarette dans la boue. Il l’écrasa du pied puis, emmenant Deirdre dans son sillage, il se rendit au réfectoire comme on monterait à l’échafaud.

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